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La BD a peur : autopsie d’un art qui n’ose plus saigner

La bande dessinée contemporaine aime se présenter comme un art engagé. Pourtant, la BD engagée sans conflit est devenue la norme : elle aborde l’immigration, les conflits internationaux, les discriminations ou les identités minoritaires, mais en évitant soigneusement toute friction. Les sujets sont là, omniprésents, mais la confrontation a disparu. La BD parle, explique, contextualise — sans jamais vraiment déranger.

L’engagement n’est plus une prise de risque, mais un gage de bonne conduite.

Une société qui exige des œuvres qu’elles soient « du bon côté »

Ce glissement dépasse largement la bande dessinée. Il s’inscrit dans une évolution plus globale du rapport de la société aux œuvres culturelles. La fiction n’est plus seulement un espace d’expression ou de questionnement : elle est devenue un objet de validation morale. Chaque œuvre est sommée de montrer qu’elle est « du bon côté », qu’elle adopte les bons codes, qu’elle évite toute ambiguïté dangereuse.

Dans ce climat, le trouble n’est plus perçu comme un moteur de réflexion, mais comme une menace. La maladresse devient une faute. Le doute devient suspect. L’ironie, la satire, l’exagération — pourtant constitutives de la BD — sont de plus en plus lues au premier degré. La nuance ne protège plus : elle expose.

Face à cette pression diffuse mais constante, la bande dessinée s’adapte. Elle ne renonce pas aux sujets sensibles, mais elle apprend à les traiter sans laisser de prise.

Engagement ne veut plus dire confrontation

La BD contemporaine parle d’immigration. Elle raconte l’exil, la traversée, l’attente, les drames humains. Elle donne des visages, des noms, des histoires singulières. Ce travail est nécessaire. Mais il s’inscrit presque toujours dans une approche compassionnelle, où l’émotion sert de point d’équilibre.

Ce qui disparaît, ce sont les lignes de fracture : les tensions sociales, les peurs, les incompréhensions culturelles, la récupération politique, les contradictions des sociétés d’accueil. Ces éléments existent parfois en filigrane, mais ils ne deviennent que rarement le cœur du récit. La BD préfère susciter l’empathie plutôt que provoquer le désaccord.

Même logique pour les conflits internationaux. Israël, la Palestine, Gaza sont évoqués avec sérieux, documentation, souci d’équilibre. La complexité est rappelée, parfois martelée. Mais cette prudence finit par neutraliser l’impact. Le conflit devient un objet d’étude, jamais une plaie ouverte à interroger frontalement.

L’Odyssée d’Hakim privilégie l’empathie au conflit, transformant un sujet politique en récit humain consensuel.

Quand la BD acceptait encore de se tromper

Ce paysage contraste fortement avec des périodes où la bande dessinée acceptait d’être excessive, maladroite, parfois choquante. La satire politique, la caricature sociale, l’irrévérence faisaient partie intégrante du médium. Une œuvre pouvait déranger, provoquer, être contestée — sans être immédiatement disqualifiée.

Aujourd’hui, certaines œuvres issues de ces périodes sont relues à l’aune des critères moraux actuels, non plus comme des objets à analyser, mais comme des erreurs à condamner. Tintin au Congo illustre parfaitement ce déplacement : album historiquement problématique, certes, mais désormais souvent réduit à un symbole à rejeter, plutôt qu’à un matériau critique permettant de comprendre une époque, une idéologie, un aveuglement collectif.

Tintin au Congo est devenu un symbole à condamner plutôt qu’un objet critique à interroger.

Ce changement de regard est révélateur : la BD n’est plus un espace de débat, mais un terrain de tri moral.

Une autocensure qui ne dit pas son nom

Face à cette évolution, la bande dessinée ne se censure pas par lâcheté. Elle le fait par lucidité. Auteurs et éditeurs savent très bien ce qu’un récit peut déclencher : procès d’intention, emballement médiatique, disqualification morale immédiate.

Alors les récits se sécurisent.
Les angles s’adoucissent.
Les conflits se désamorcent.

La BD engagée devient pédagogique par réflexe, presque par instinct de survie. Elle cherche moins à poser des questions ouvertes qu’à fournir des réponses acceptables, validables, partageables sans heurt.

Les familles : un révélateur tardif mais parlant

C’est dans ce contexte que l’absence persistante de certaines réalités, comme les familles homoparentales, devient particulièrement significative. Non parce que la BD les rejette idéologiquement, mais parce qu’elles cristallisent encore un potentiel de désaccord que la fiction hésite à assumer sans précautions.

Lorsqu’elles apparaissent, ces familles sont souvent traitées comme un sujet à expliquer, un thème à défendre, presque une anomalie à justifier. Rarement comme un simple cadre de vie, intégré naturellement au récit, sans discours d’accompagnement.

Dans Mes papas et moi, cette logique est contournée. La famille homoparentale n’y est pas un message, mais un fait. Le récit montre un quotidien, des tensions familiales, des silences, des conflits, et surtout le regard extérieur — parfois pesant, parfois violent — qui s’exerce. Rien n’est prémâché, rien n’est rassuré.

Montrer sans mode d’emploi

Le monde selon Loïc adopte une démarche similaire. Le VIH, la sexualité, le rapport au corps, la solitude, la peur du rejet ne sont jamais accompagnés d’un discours explicatif. La BD ne cherche pas à éduquer le lecteur. Elle le confronte à des situations, à des comportements, à des contradictions.

Le monde selon Loïc montre sans expliquer, et choisit la friction du réel plutôt que le confort du message.

Ce refus du mode d’emploi est précisément ce qui rend ces récits plus inconfortables — et plus vivants. Ils ne cherchent pas à produire de l’adhésion, mais de la friction.

Une BD engagée… mais devenue sage

La BD idéale aujourd’hui est inclusive dans ses intentions, engagée dans ses thèmes, consciente de son époque. Mais elle est aussi de plus en plus sage. Elle préfère le consensus au désaccord, la pédagogie au trouble, l’équilibre à la tension.

Or la bande dessinée n’a jamais été un art confortable. Elle a toujours été un espace de débordement, de satire, de mise en crise du réel. À force de vouloir être irréprochable, elle risque de perdre ce qui faisait sa force.

Une BD qui ne dérange plus ne disparaît pas.
Elle devient inoffensive.

Et une BD inoffensive, même bien intentionnée, finit toujours par parler moins fort que le monde qu’elle prétend raconter.

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Mikl Mayer

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