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Peut-on encore tout dire en BD ?

Longtemps considérée comme un espace de liberté, la bande dessinée semble aujourd’hui dans le viseur de toutes les sensibilités. Entre censures sur les réseaux sociaux, annulations de projets éducatifs et accusations en tout genre, le 9e art avance sur un fil. Faut-il édulcorer les histoires pour ne plus choquer personne… ou rappeler que la BD, c’est aussi le reflet d’un monde pas toujours lisse ?

Des BD qui dérangent… juste parce qu’elles existent

Sur la page WebBD, Mes papas & moi raconte la vie d’une famille homoparentale sans tambour ni drapeau arc-en-ciel fluo. Juste la vie : les repas ratés, les chaussettes dépareillées, l’amour, les engueulades… bref, le quotidien ! Et pourtant, les commentaires homophobes pleuvent toujours. Pas de débat, pas d’argument, juste : “Pourquoi vous imposez ça aux enfants ?”

Cachez moi ce téton que je ne saurais voir - Extrait de la BD "Le monde selon Loïc"
Cachez moi ce téton que je ne saurais voir – Extrait de la BD “Le monde selon Loïc”

Et puis il y a Le monde selon Loïc. Deux affiches, deux censures. Sur Facebook, Loïc est caché par un cœur avec marqué “Aime-moi !” ou retire simplement son t-shirt. Pas de nudité explicite, pas de contenu sexuel, juste un torse nu. Résultat ? Supprimé. Signalé comme “objet sexuel”. Quand on dit que la tendresse est subversive, ce n’est pas une métaphore.

Quand l’institution devient elle-même censeur

Mais la censure ne vient pas seulement des réseaux sociaux. Parfois, elle porte des costumes cravate, des tampons administratifs et des justifications pédagogiques.

La revue Charlotte Mensuel, créée par Vincent Bernière et Bastien Vivès, s’est vu refuser son statut d’organe de presse par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP). Résultat : une TVA plus lourde. Une décision technique, disent-ils. Une strangulation en douce, en réalité.

Et ce n’est pas tout. Le dessinateur Jul, connu pour Silex and the City, a vu s’évaporer une commande de 800 000 exemplaires d’un livre illustré pour les élèves de CM2. Une version moderne de La Belle et la Bête, pleine d’humour et de clins d’œil à notre époque. Trop actuelle, apparemment. Le papa de la princesse y buvait un coup, chantait Les Lacs du Connemara façon beauf, se faisait embarquer pour contrefaçon. Scandale !

L'heure de la révolte à sonné ! - Extrait de la BD "Au fil des ans"
L’heure de la révolte à sonné ! – Extrait de la BD “Au fil des ans”

L’Éducation nationale a tout annulé la veille de l’impression. Motif officiel : “trop adulte”, “pas adapté aux élèves de 10 ans”. Motif officieux : ça fait réfléchir, donc ça fait peur. Jul a dénoncé une “censure in extremis”, une dérive “très préoccupante”. Et à vrai dire, il n’a pas tort.

Tintin dans la ligne de mire

S’il y a bien un héros de BD qui cumule les accusations, c’est Tintin. Raciste ? Antisémite ? Sexiste ? Le célèbre reporter à la houppette, né dans les années 1930, a été plus souvent traîné devant les tribunaux de la pensée contemporaine que devant ceux de Moulinsart. Tintin au Congo est régulièrement pointé du doigt pour ses stéréotypes coloniaux — à l’époque, l’album visait à rendre le Congo belge attrayant pour la jeunesse. Hergé lui-même s’en est expliqué, disant avoir obéi à son éditeur, sans enthousiasme. Il modifiera plus tard certains passages jugés trop choquants.

Mais ce n’est pas tout. Dans L’Étoile mystérieuse, on croise un banquier juif caricatural, relents d’un antisémitisme de l’époque. Là encore, Hergé a corrigé le tir en changeant son nom et le contexte. Et côté sexisme, inutile de chercher : la présence féminine est si faible qu’Astérix semble presque inclusif à côté.

Faut-il pour autant censurer Tintin ? Les experts en bande dessinée plaident plutôt pour une mise en contexte. Comme le dit le biographe Benoît Peeters : « Tintin n’a rien à se faire pardonner, mais tout à être expliqué. » Et ce serait un comble de censurer un reporter, même imaginaire, pour avoir fidèlement reflété les travers de son temps.

Titeuf, Astérix, et les autres : ce qu’on osait encore dire

Titeuf parlait de sexe, de slips, de poils, sans filtre. Astérix se moquait de tout le monde : les Anglais, les Corses, les Goths, les Belges — tout le monde y passait. Aujourd’hui, ce serait sûrement “clivant”, “inclusif de travers” ou “potentiellement offensant pour les moustaches gauloises”.

Une arme, oui, une cigarette non ! - Extrait de la BD "Toyo"
Une arme, oui, une cigarette non ! – Extrait de la BD “Toyo”

On rigolait. Aujourd’hui, on classe, on floute, on commente. Même un “zut” mal placé déclenche une enquête de moralité. À ce rythme, même Iznogoud devra changer de nom.

Les mangas ? Des bastons d’animaux validées

Pendant ce temps, les mangas s’épanouissent. On y voit des ados détruire des villes, des lycéens angoissés, des monstres géants et des créatures qui se battent pour la gloire de leur dresseur. Les Pokémon, par exemple. Des animaux qui s’affrontent dans des arènes, projetés par des enfants. Rien de choquant, apparemment. Parce qu’ils ne fument pas surement…

Faut pas fumer, mais cogner c’est ok

On vit une époque formidable. Tintin au Congo devient un objet à manipuler avec des pincettes. Loïc torse nu est censuré par un algorithme. La Belle et la Bête, version Jul, est recalée parce que son humour risquait de faire cogiter des CM2. Et pendant ce temps, les Pokémon peuvent s’électrocuter joyeusement tant qu’ils ne touchent pas à une clope.

Protéger les enfants, oui. Mais de quoi ? De l’absurde ? De la réalité ? De la fiction ? On préfère les endormir que les éveiller. Et quand une BD sort du cadre, on la recadre… ou on la range.

La vraie censure, c’est celle du bon sens

On parlait plus librement avant, dans les BD comme ailleurs. Tintin allait au Congo, Lucky Luke fumait, Loïc aurait pu poser torse nu sans choquer… et pourtant, il y avait moins de haine en ligne, moins de couteaux dans les cartables, moins de cris pour un rien. Aujourd’hui, un téton ou une clope fait scandale, mais la vraie violence passe crème. À force de traquer le mauvais exemple dans la fiction, on a peut-être oublié de regarder la réalité en face. Il serait temps de remettre les priorités au bon endroit.

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Mikl Mayer

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