La BD en 2025 marque un moment de bascule. Jamais la bande dessinée n’a été aussi visible, aussi consommée, ni aussi commentée. Pourtant, derrière les succès records et les audiences impressionnantes, le système montre des signes d’essoufflement, entre concentration des ventes, fragilisation des auteurs et remise en question des modèles existants.
Selon les données issues des panels de vente de référence, la bande dessinée conserve en 2025 un poids majeur dans l’édition française, représentant environ un quart des ventes de livres en volume. Cette stabilité globale masque toutefois une concentration de plus en plus marquée. Quelques titres réalisent à eux seuls une part disproportionnée des ventes annuelles.
Astérix en reste l’exemple le plus frappant. Chaque nouvel album franchit encore le seuil du million d’exemplaires vendus en France, un chiffre quasi unique dans l’édition contemporaine. Dans le manga, des séries comme One Piece, Jujutsu Kaisen ou Demon Slayer continuent d’atteindre plusieurs centaines de milliers d’exemplaires par tome, souvent portées par leurs adaptations animées. À l’inverse, une large majorité des albums franco-belges se situent sous la barre des 5 000 ventes, un seuil qui rend la viabilité économique incertaine pour de nombreux projets. Le marché tient par le haut, mais s’effrite par la base.
Le webtoon, un succès massif aussi en France
Le numérique, et plus particulièrement le webtoon, confirme en 2025 son implantation durable en France. Longtemps perçu comme un phénomène importé, il s’est imposé comme un mode de lecture à part entière, notamment auprès des jeunes lecteurs. La version française de Webtoon revendique plusieurs millions d’utilisateurs réguliers, et certaines séries atteignent désormais des niveaux de lecture comparables à ceux de best-sellers papier, brouillant la frontière entre lecture numérique et édition traditionnelle.
Dans le même temps, d’autres plateformes ont trouvé leur place sur le marché français. Tapas s’est installé auprès d’un public amateur de récits sériels et de romances, tandis que Manta a su attirer des lecteurs grâce à son modèle par abonnement. Webcomics s’est développé autour de genres populaires comme la fantasy ou le thriller romantique. Plus récemment, Allskreen s’est également positionné sur ce paysage en mettant en avant des créations accessibles légalement et un accompagnement éditorial, participant à la structuration d’un écosystème numérique désormais bien installé en France, au-delà du simple effet de mode.
Des œuvres devenues des références culturelles
Cette montée en puissance s’incarne dans des œuvres devenues incontournables. Des séries comme Lore Olympus, Solo Leveling ou Tower of God cumulent des centaines de millions, voire plus d’un milliard de lectures à l’échelle mondiale. Leur succès dépasse largement le cadre du numérique, avec des adaptations animées, des éditions papier et une présence croissante dans la culture populaire.
En France, ces œuvres jouent un rôle central dans le renouvellement du lectorat. Pour une partie du public, le webtoon constitue désormais la première expérience de lecture de bande dessinée, avant même le manga ou le franco-belge.
Une économie numérique encore défavorable aux créateurs
Malgré ces chiffres spectaculaires, la réalité économique reste très contrastée. En 2025, la majorité des auteurs présents sur les plateformes numériques ne parvient pas à dégager un revenu stable. La rémunération dépend largement de la visibilité algorithmique, de la fréquence de publication et de modèles contractuels souvent déséquilibrés.
Si quelques créateurs parviennent à s’imposer durablement, ils restent minoritaires. Le webtoon apparaît ainsi comme un système extrêmement performant pour capter l’attention des lecteurs, mais encore insuffisant pour garantir des conditions de création réellement viables à grande échelle.
La surproduction comme symptôme d’un système sous pression
L’année 2025 est marquée par un niveau de production inédit. Jamais autant de bandes dessinées n’ont été publiées en une seule année. Cette abondance donne l’illusion d’un secteur foisonnant, mais elle a un effet immédiat : la durée de visibilité des albums se réduit drastiquement.
De nombreux titres disparaissent des tables de librairie en quelques semaines, parfois avant même d’avoir trouvé leur public. Cette logique favorise les œuvres immédiatement identifiables et pénalise les projets plus singuliers ou plus exigeants. La surproduction devient ainsi un facteur de fragilisation, tant économique qu’artistique.
Angoulême : du malaise persistant à l’annulation de 2026
Le Festival international de la bande dessinée d’Angoulême a longtemps incarné la reconnaissance institutionnelle du 9ᵉ art. En 2025, il est devenu le révélateur d’une crise plus profonde. Les polémiques liées à la gouvernance, à la place accordée aux auteurs et à la question de leur rémunération se sont multipliées, sans trouver de réponse durable.
L’annulation de l’édition 2026 a marqué un tournant historique. Au-delà de l’événement lui-même, cette décision a agi comme un électrochoc pour toute la profession. Voir disparaître, même temporairement, le principal rendez-vous institutionnel de la bande dessinée a confirmé que les fondations du modèle culturel traditionnel sont désormais fragilisées.
Les Requins Marteaux, un signal d’alerte pour l’édition indépendante
Au printemps 2025, la situation des Requins Marteaux a servi de signal d’alarme pour l’édition indépendante. La maison a publiquement lancé un appel au soutien, notamment via une campagne de dons, laissant apparaître des difficultés financières réelles. Cette mobilisation a permis à la structure de « sortir la tête de l’eau », selon ses propres termes, et de poursuivre son activité.
Si les Requins Marteaux sont toujours en place, l’épisode a marqué les esprits. Il rappelle que, dans un marché saturé et fortement concurrentiel, même des éditeurs indépendants reconnus, dotés d’une identité forte et d’un catalogue établi, peuvent se retrouver en situation de fragilité. Plus qu’un cas isolé, cette alerte illustre les équilibres précaires sur lesquels repose aujourd’hui une partie importante de l’édition indépendante.
Des initiatives indépendantes hors des circuits dominants
À côté de l’édition traditionnelle et des grandes plateformes internationales, plusieurs projets portés directement par des auteurs continuent d’exister en marge du système dominant. Des sites comme Maliki.com ou Bouletcorp reposent sur une diffusion directe des œuvres, souvent sous forme épisodique, et sur une relation suivie avec leur lectorat. D’autres auteurs développent leurs univers sur leurs propres plateformes, en dehors de toute intermédiation industrielle. Dans cette même logique, ce site s’inscrit dans un modèle d’auto-publication structurée, centré sur la continuité d’un univers et la régularité de publication, sans dépendre d’une plateforme centralisée ou d’algorithmes de recommandation. Ces initiatives restent marginales à l’échelle du marché, mais elles témoignent de la persistance de formes alternatives de création et de diffusion.
Une création toujours vivante, mais sous contrainte
Sur le plan artistique, la bande dessinée reste en 2025 un espace de création riche et inventif. Des œuvres marquantes continuent d’émerger, qu’il s’agisse de romans graphiques ambitieux, de récits autobiographiques ou de fictions engagées. Mais une tension nouvelle s’installe. La crainte de la polémique, des pressions médiatiques ou institutionnelles conduit parfois à lisser les récits et à éviter certains sujets.
Cette évolution ne concerne pas toute la production, mais elle marque une rupture avec l’image d’une bande dessinée historiquement libre et irrévérencieuse. La création existe toujours, mais elle avance désormais sous contrainte.
2025, la fin d’une illusion collective
L’année 2025 ne marque pas la mort de la bande dessinée. Elle marque la fin d’une illusion : celle d’un marché florissant et équilibré pour tous. Les ventes sont bonnes, les audiences explosent, les plateformes numériques s’imposent, mais l’écosystème reste profondément fragilisé.
La bande dessinée arrive à un moment décisif de son histoire. Soit elle parvient à repenser ses modèles économiques et culturels sans sacrifier ses créateurs, soit elle risque de devenir un produit culturel rentable pour quelques-uns, mais invivable pour ceux qui la font au quotidien. En 2025, la BD doute, et ce doute est peut-être le reflet le plus honnête de son état réel.







