Libraires désertés, éditeurs qui ferment, auteurs invisibles… pendant que le marché BD affiche des chiffres rassurants, c’est tout un écosystème qui s’effondre en silence. Derrière les expositions prestigieuses et les albums à 30 €, la réalité du terrain est bien plus sombre. Voici pourquoi. Et ce qu’on pourrait encore sauver.
« Ça faisait longtemps que je n’avais pas passé une journée sans presque aucun client. »
Cette phrase, prononcée récemment par Pierre de Sousa, libraire BD à Clermont-Ferrand, n’est pas un simple coup de blues passager. C’est le reflet d’un malaise profond. Car pendant que certains continuent de se réjouir de l’exposition géante au Centre Pompidou, des chiffres flatteurs à Angoulême ou d’un marché en progression de 50 % depuis 2019, les fondations de la bande dessinée française sont en train de se fissurer.
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En surface, tout semble aller bien. Mais sur le terrain, les libraires s’inquiètent, les éditeurs les plus fragiles s’écroulent, et les auteurs — surtout ceux qui ne font pas partie des grands groupes — s’épuisent en silence. Le marché donne l’illusion de se porter à merveille parce qu’il est soutenu artificiellement par quelques locomotives, des aides ciblées, et une inflation bien habillée.
Des chiffres flatteurs, une réalité amère
Oui, le marché de la BD a connu un boom post-Covid. Mais cette croissance est en trompe-l’œil. Elle repose sur trois béquilles : le Pass Culture, la hausse des prix des albums, et les ventes massives des quelques blockbusters du secteur.
Sans Astérix, une année est jugée “mauvaise”. Avec Astérix, on parle de renaissance. En 2023, c’est Le retour de Gaston Lagaffe qui a fait illusion en atteignant la deuxième place des ventes de livres toutes catégories confondues. Mais que reste-t-il en 2024, sans ces poids lourds ? Pas grand-chose. Les libraires comme les éditeurs ressentent le contrecoup.
Pourquoi la BD s’effondre vraiment
Le problème est bien plus profond qu’un simple ralentissement du marché. Il tient à cinq causes majeures :
1. Une production démesurée et trop formatée.
Chaque mois, des centaines de nouveaux titres sortent. Mais les lecteurs ne peuvent pas tout suivre. Résultat : des BD invisibles au bout de deux semaines, des albums noyés dans la masse, et des libraires qui n’ont plus les moyens, ni la place de tout défendre.
2. Une dépendance toxique aux séries à succès.
Le marché est devenu accro aux mêmes licences, aux mêmes figures rassurantes. On relance Blake & Mortimer, on recolorise Tintin, on ressuscite Gaston. Et pendant ce temps, on ignore les créations originales.
3. Une invisibilisation croissante des auteurs indépendants.
Beaucoup de créateurs — dont je fais partie — publient en ligne ou en autoédition, avec un lectorat fidèle mais sans aucun relais institutionnel. 300 pages de BD disponibles sur miklmayer.fr, une publication hebdomadaire… et pourtant : aucune invitation en festival, aucune chronique dans les médias spécialisés. Trop libre ? Trop personnel ? Trop dérangeant ?
4. Une crise matérielle trop souvent oubliée : celle du papier.
Depuis deux ans, le coût du papier a explosé. Résultat : les tirages baissent, les formats rétrécissent, la qualité baisse ou les prix montent en flèche. Certains petits éditeurs renoncent à publier, ou décalent des sorties. Les auteurs, eux, ne voient pas un centime de plus pour compenser. Cette crise invisible touche tout le monde, mais personne n’en parle. Parce qu’elle est embarrassante et qu’elle remet en question la viabilité même du modèle actuel.
La chute des Humanoïdes Associés : un signal d’alarme ignoré
La liquidation judiciaire des Humanoïdes Associés, éditeur mythique fondé en 1974, aurait dû être un choc. C’est cette maison qui a publié L’Incal, La Caste des Méta-Barons, Technopères… Des œuvres cultes. Et pourtant : leur disparition s’est faite dans le silence quasi général.
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Pas de tribune. Pas de débat. Juste une phrase, noyée dans un article économique : “Les Humanoïdes Associés sont liquidés.” Imagine-t-on une maison comme Gallimard ou Actes Sud disparaître sans un bruit ? Bien sûr que non. Mais en BD, tout le monde baisse la tête. On continue d’avancer. Jusqu’à la prochaine chute.
Et les lecteurs, dans tout ça ?
Ils sont là, mais on les perd. Les jeunes lisent du manga — et c’est une bonne chose. Sauf qu’on ne leur propose presque rien d’autre. On ne les accompagne pas vers d’autres esthétiques, d’autres récits. Et les adultes, eux, doivent désormais choisir entre un album à 26 euros ou… rien du tout. Beaucoup renoncent. D’autres se tournent vers le web, vers les plateformes, vers les BD gratuites — quelques fois même meilleures que celles qu’on trouve en rayon.
Le problème n’est pas le lectorat. Le problème, c’est qu’on le traite comme une variable secondaire. Qu’on ne le respecte plus vraiment. Qu’on le gave de suites, d’intégrales, de coffrets collectors, et qu’on oublie l’essentiel : une histoire bien racontée, humaine et audacieuse.
Des solutions ? Oui. Mais il faut avoir le cran de les appliquer.
Ralentir la production. Mieux vaut dix BD marquantes que cent titres oubliés en deux semaines. L’abondance n’est pas une preuve de vitalité.
Revaloriser le rôle des libraires. Leur donner plus de pouvoir de prescription, moins de contraintes de rentabilité immédiate. Ce sont eux qui font vivre les découvertes.
Soutenir vraiment les auteurs. Pas seulement les plus visibles. Pas seulement ceux qui ont déjà des contrats audiovisuels. Ceux qui créent dans l’ombre, qui innovent, qui racontent ce que personne d’autre n’ose.
Créer des passerelles entre papier et numérique. Cesser d’opposer les deux. Le numérique peut servir d’éclaireur. C’est ce que je fais sur miklmayer.fr : publier gratuitement les premières pages, puis proposer l’abonnement pour les séries longues. C’est une autre manière de créer un lien, direct et humain.
Et surtout : cesser de faire semblant.
Cesser de dire que tout va bien quand tout vacille. Cesser de célébrer des chiffres vides de sens. Cesser de croire que la BD se résume à quelques séries rétro et à des classements de fin d’année.
La BD est encore vivante. Mais elle meurt de l’intérieur.
Ce n’est pas un problème de lecteurs. Ce n’est pas un problème de goût.
C’est un problème de système.
La bande dessinée française est en train de perdre ce qui faisait sa force : sa liberté. Son inventivité. Sa capacité à déranger, à faire rire, à bousculer. Si on continue à ignorer les signaux, alors oui : elle s’effondrera. Et personne ne pourra dire qu’il ne savait pas.